L’AVENTURIER SPIRITUEL : Georges Bernanos*
Yves Bernanos je l’ai connu sans l’avoir
cherché. J’avais lu le passionnant bouquin que son père Jean-Loup avait
écrit sur son père Georges Bernanos, son œuvre, sa famille, la vie au
Brésil. Et par mon propre père j’avais approché Georges Bernanos qui
faisait (du point de vue affectif) presque partie de notre famille. Et
un soir chez des amis communs on me présente à ma grande joie cet homme
réservé presque timide …
La suite fut terrible, la
soirée gâchée en tout cas pour les autres. Nous avons monopolisé la
parole de façon plutôt grossière, incapable que nous étions de parler
d’autre chose que de notre commune passion.
Yves
Bernanos : La famille Bernanos était une sorte de tribu itinérante qui
a déménagé souvent (30 fois) pour s’éloigner de Paris mais surtout pour
fuir les difficultés financières. Ma tante Claude a écrit dans son
journal que leurs difficultés étaient telles qu’ils avaient les
huissiers aux trousses. Cela a fait partie de leur vie. Bernanos,
désireux de vivre le plus librement possible avec sa famille et, par
ailleurs, exploité par son éditeur depuis le début, a mené une vie
itinérante et sans le sou. Le départ en Espagne s’explique comme ça : «Ici, la viande est moins chère, et le poisson pour rien» écrit-il à un ami.
Après
avoir quitté l’Espagne en guerre, la tribu est allée s’installer au
Brésil de 1938 à 1945. Ils ne sont rentrés que sur la demande pressante
du général de Gaulle.
Michel Pilorgé : Je voudrais à
travers toi, son petit-fils, essayer d’approcher Georges Bernanos,
écrivain universellement connu mais souvent méconnu dans la profondeur
de sa pensée tant religieuse que politique.
Grâce à mon
père, qui a consacré sa vie à l’œuvre de Georges Bernanos, lorsque
j’étais enfant, je voyais à la maison beaucoup de gens qui avaient
connu Bernanos. Je me souviens particulièrement de José Bergamin,
poète républicain espagnol, homme merveilleux, lumineux, rencontré
pendant la Guerre d’Espagne ; En voyant tous ces gens, cela m’a donné
une vision de Bernanos très vivante, très présente pour l’enfant que
j’étais. Je me disais : «Cela devait être un homme marquant pour que tant de gens en parlent avec autant de passion».
Pour mon grand-père l’ennemi, c’est l’argent. «La puissance de l’argent s’oppose à la puissance de Dieu»
dit-il. Pour cette raison, il est opposition frontale avec la
bourgeoisie ne vivant que par et pour l’argent, ce dont il est très
profondément éloigné.
Bernanos est monarchiste. Son père était déjà
proche de Maurras. Toutefois, dès 1919, Bernanos s’éloigne de l’Action
Française.
Pour lui, l’idéal monarchiste est d’abord un idéal de
fraternité. Il y a derrière ça une volonté de réconcilier le pays
autour d’un même idéal, qui est aussi très lié à sa foi. Anecdote
significative ; lorsqu’il était «camelot du roi», il faisait le coup de
poing avec de jeunes socialistes. Il raconte que tout ça se terminait
souvent au café, où ce petit monde se retrouvait : les camelots
chantant “l’Internationale” et les communistes “l’Hymne des
camelots”...
Que penses-tu de “ la sainteté ” chez Bernanos ?
Bernanos affectionnait Thérèse de Lisieux et le Curé d’Ars (qui a inspiré l’abbé Donnissan de Sous le Soleil de Satan)
; deux saints qui ont vécu dans une extrême humilité. Lui qui était
d’un tempérament très puissant, recherchait ce dépouillement de tout
orgueil qui permet d’entrer en contact avec soi, à l’image de ses
personnages et de ceux qu’il a aimés.
Dans Le Journal d’un curé de campagne,
nous avons un simple curé, un curé très ordinaire, confronté au
quotidien le plus pesant, aux mesquineries d’un village, de ses
notables, de ses bourgeois. Ça pourrait être d’une tristesse à mourir
et pourtant la simplicité de cet homme transcende tout, vient à bout de
tout. Cette simplicité est comparée par le Curé de Torcy à un “feu qui
brûle”, où Dieu est forcément présent.
Le curé d’Ambricourt est en
apparence semblable à tant d’autres, c’est un homme du peuple ayant
fait peu de théologie, pourtant son attention aux autres et la force de
son amour lui octroient une acuité surnaturelle et lui permettent
d’aller au bout de sa mission sacerdotale, spirituelle et humaine. Il
correspond à quelque chose vers quoi Bernanos tendait. Au fond, il
aurait, sans doute, lui être semblable.
Et pourtant ce curé d’Ambricourt est rejeté de tous, de la comtesse, de sa fille ?
C’est
emblématique de la sainteté chez Bernanos. On voit ce jeune curé face à
une femme très intelligente, une aristocrate meurtrie par la mort de
son fils de deux ans. Au début, elle ne laisse pas la moindre marge
d’approche au prêtre qui tente de la réconcilier avec Dieu. Mais lui
s’accroche avec tant d’acharnement que le miracle de la grâce
s’accomplit. Il parvient à lui apporter la paix.
Cependant la sainteté chez Bernanos se paye. Avant la Résurrection, il y a la Passion. C’est vrai pour l’Abbé Chevance de L’Imposture, c’est vrai pour Donnissan, pour Chantal de Clergerie et c’est vrai pour le Curé d’Ambricourt.
Les saints, chez Bernanos apportent la paix. Mais plus ils la
prodiguent, plus ils en sont eux-mêmes dépouillés : tel est le paradoxe
de leur condition.
Pour moi les romans de Bernanos sont d’abord
des romans d’aventure, écrits par un aventurier pour qui “l’espérance
est un risque à courir” (on ne part pas habiter une cabane en 1938, au
fin fond du Brésil avec ses six enfants si on n’est pas un
aventurier...). La plus belle aventure qui soit, selon Bernanos c’est
l’aventure spirituelle.
Il a pu définir d’ailleurs la mort
elle-même comme une aventure, à laquelle il convenait de se préparer
par les actes posés durant sa vie. Ses derniers mots «À nous deux maintenant».
Le
curé d’Ambricourt, l’Abbé Donnissan, l’Abbé Chevance ou Chantal ont un
don particulier. Ils sont loin de le comprendre ou de le maitriser.
Mais ils ont la capacité de voir à l’intérieur des âmes. C’est ce
don-là qu’ils payent au prix fort. Ils l’ont d’autant plus que ce sont
des êtres simples.
Dieu n’est pas chez les théologiens, en tout
cas c’est la conception de Bernanos. Malgré tout, leur calvaire n’est
ni désespéré, ni sinistre. Ils vont au bout d’eux-mêmes, en dépit de
leurs propres doutes.
Et les forces du mal chez Bernanos,
Monsieur Ouine ou ce brave maquignon ou encore l’abbé Cénabre, prêtre
bien sous tout rapport, un historien reconnu de ses confrères.
L’exemple de Sous le Soleil de Satan
présente le diable sous l’angle du double. Nous avons en nous une part
potentiellement diabolique. Dans l’épreuve de la rencontre de Donnissan
avec Satan (le maquignon,) Donnissan reçoit une grâce, ce don de
voyance. Il voit les âmes, “à travers l’obstacle des corps”, ce que
Satan cherche aussitôt à utiliser à son profit.
Prenons Cénabre, cet
imposteur. Cénabre a perdu la Foi. Par confort, il continue son
ministère dans le mensonge. Il produit des fruits forcément
empoisonnés, les fruits de L’Imposture.
Satan s’insinue à
l’intérieur de la grâce. C’est le vers dans le fruit. Ce qui est
terrible, c’est qu’il a toute liberté pour le faire. Donnissan relève
de défi, toute sa vie sera accompagnée par Satan.
Je me souviens
que le réalisateur Pierre Cardinal se disait convaincu que Bernanos
avait vu le diable, ce que Bernanos confie lui-même à André Lang en
1930 : «Le mal est une réalité».
Malraux disait à propos de 1418 : «Avec l’utilisation des gaz, Satan refait son apparition sur le monde».
Or, Bernanos, qui a connu l’enfer des tranchées, affirme que son
premier roman, Sous le Soleil de Satan est un livre “né de la guerre”. «Je le vois, j’ai vu le diable comme je vous vois, depuis mon enfance». «Le diable, c’est l’ami qui ne reste jamais jusqu’au bout». Chez Bernanos, les saints sont confrontés à la puissance de Satan. De ce combat résulte une vérité.
On en arrive au cas Mouchette…
Mouchette, dans Sous le Soleil de Satan
est tout le contraire d’une “tiède”. C’est un personnage entier,
victime du mensonge des hommes. Elle est parfois présentée comme une
possédée, mais en un sens elle est beaucoup plus proche de Donnissan
que les médiocres qui l’entourent. À ce titre, elle est également
proche de Bernanos, qui l’affectionnait particulièrement, au point de
surnommer sa propre femme “Mamouchette”.
Propos recueillis par Michel Pilorgé
*
L’oeuvre de Georges Bernanos va être intégralement rééditée aux
éditions du Castor Astral. Sont déjà parus en Mai Sous le Soleil de
satan et Les grands cimetières sous la lune.
Cette
année marque le soixantième anniversaire de la mort de Georges
Bernanos, et le cent vingtième anniversaire de sa naissance. À cette
occasion, de nombreuses manifestations sont organisées (conférences,
débats, projections de films, lectures de textes, création et remise du
Prix littéraire Georges Bernanos, etc...) principalement à l'Espace
Bernanos, 4 rue du Havre, à Paris (Renseignements au 01 45 26 65 26 -
ou sur internet : http://www.espace-bernanos.com)"
Coralie Salonne* : Mouchette ou le rêve échappé
* Coralie SALONNE, metteur en scène (Périclès de Shakespeare et Les Visionnaires de Jean Desmarets de Saint-Sorlin), comédienne (“Ophélie” dans Hamlet,
mis en scène par Jean-Luc Jeener), a été formée chez Philippe Brigaud.
En outre, elle enseigne le français et le latin et nous fait profiter
de sa passion pour les livres.
Mouchette : adolescente frêle, blonde, au sourire triste, aux yeux bleus qui parlent et au regard obstiné. Mouchette à l’enfance déchirée et au destin tragique.
Avec son «corps de rien du tout», son «pauvre petit ventre plat», ses «seins qui tiennent dans le creux des mains», la jeune Mouchette est en quête d’aventure. Elle rêve d’une vie de traverse qui lui permettrait de fuir sa cage étroite. Le péril ne lui fait pas peur, le risque l’attire même mortellement. Aussi est-elle décidée à parcourir des routes dont elle ne connaît pas le tracé ni le but pour assouvir son unique désir : se sentir libre et vivante. Battue par son père alcoolique, violée à 14 ans, la fêlée crépusculaire se tend toute entière vers le soleil et l’espérance. Mais l’aventure, c’est l’ad-ventura, «ce qui doit arriver». Le destin de Mouchette la conduira sans détours vers le tragique : dans son cœur, la tragédie attend le moment de se mettre en marche. Son ambition de vivre une autre vie sera déçue, les rêves qui la portaient s’écrouleront : la lâcheté des hommes l’humilie et la blesse charnellement. La tentation du suicide qui imprègne sa brève existence prédestinait la jeune fille à la noyade : le geste avait été rêvé avant d’être accompli. Lorsque le mot “avenir” se vide de sens, l’ivresse du désespoir devient le seul état possible. L’élan obscur conduit Mouchette à se tuer pour que «la folle et cruelle adolescence» disparaisse. «O maudite enfance, qui ne veut pas mourir ! »…
Elle, l’étrangère parmi les humains, l’enfant timide au regard d’adulte, à la fois naïve et perverse, conjugue la force et la fragilité d’un animal. Souple et furtive, elle est à l’affût : puisqu’il n’est nulle part où trouver refuge et apaisement, son cœur de barbare ne se repose jamais. Sa défense dans le monde, c’est son instinct qui ne la trompe guère. Sa réaction face au monde, ce sont les pleurs qui agitent sans cesse le corps de la petite «âme simple». Crises de sanglots violentes qui déforment son visage ou larmes silencieuses qui n’altèrent en rien la clarté de son regard. Elle pleure quand elle entend de la musique, quand elle sent l’odeur du café chaud, quand son père la bat, quand elle se réveille … Les pleurs expriment la fillette davantage que les mots ; ils disent tristesse, joie, dégoût, angoisse.
Car plus encore que l’abîme infranchissable qui la sépare de la société, c’est à elle-même qu’elle est étrangère. Elle dit ne pas savoir explorer son intérieur : la connaissance intime du “je” reste un mystère. Par peur d’être consumée toute entière par son moi, elle ne s’est même jamais confiée, à personne. Elle porte ses fardeaux seule, se livrant à une “lutte mortelle”. Au moment où elle décide de découvrir à sa mère “sa souillure ineffaçable”, celle-ci agonise. Et lorsqu’elle parle à son père, elle articule si tristement que celui-ci ne la comprend pas. Les obstacles à la confidence augmentent sa solitude : la parole ni la croissance ne lui sont permises, la sauvageonne restera enfant : in-fans...
Cet être d’amour inachevé aurait pu trouver son achèvement dans la parole, mais le constant vacillement de sa personne la fait accéder aux hauteurs ambiguës de la grâce. La fillette indéchiffrable - figure christique de l’enfant farouche - tue l’amant qui lui a fait un enfant et qui l’a déçue, elle métamorphose un homme d’église, et poussée par un émoi sexuel, elle chante pour un braconnier évanoui dont elle essuie la bave épileptique. Dans une communion silencieuse des âmes, ses rapports avec les hommes sont empreints de rudesse et de tendresse. Connaitre la caresse et sa douceur : telle est l’aspiration essentielle de Mouchette, dont la mère ne s’est jamais occupée.